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L’édito de Bénédicte Hautefort

SMCP : Le président révoqué

Vendredi 14 janvier, SMCP a tourné la page de deux ans de conflits à sa tête. La bataille est finie, mais le prix est lourd pour l’entreprise qui a assisté, impuissante, au combat entre Yafu Qiu son président, et les créanciers de celui-ci. L’entreprise, en plein succès, forte de 5500 salariés, dopée par sa dynamique internationale, a perdu un président, doit reprendre à zéro sa route vers l’Asie et ne sait pas qui sera son prochain actionnaire de référence. Du jamais vu, juridiquement correct, des protagonistes qui sont des personnalités de premier plan, de grand talent, d’expérience reconnue, mais une séquence de dix-huit mois en-dehors des clous des recommandations de l’AMF ou du Code Afep Medef. Jusqu’au bout, la saga s’est distinguée par ses zones d’ombre, sans qu’aucune des courroies de sécurité du « droit souple » ne puisse arrêter la machine. Le trou dans la raquette, c’est le fait de pouvoir appeler à révoquer un président, sans proposer publiquement de projet alternatif, qui pourrait être débattu en assemblée, par les actionnaires et les autres parties prenantes.

 Comment en est-on arrivé là ? Révoquer un président avec lequel on n’est plus d’accord, cela se règle d’habitude bien avant l’assemblée. C’est le devoir des membres d’un conseil d’administration; celles et ceux de SMCP ont choisi de soutenir leur président. Shandong Ruyi, la société de Yafu Qiu, n’occupait que 5 sièges sur 14, les autres sièges étaient ceux des fondatrices, de la directrice générale et d’administrateurs indépendants de grande pointure comme Christophe Cuvillier, ancien patron d’Unibail. Les administrateurs de Danone avaient une majorité bien moindre quand ils ont révoqué leur président, en mars 2020. Quand les administrateurs n’y arrivent pas tout seuls, les actionnaires prennent les choses en main et révoquent les administrateurs directement en assemblée, et donc le président s’il est parmi eux, même si cela échoue souvent : SEB en août 2021, Lagardère en mai 2020, Scor en avril 2019. Il y a alors toujours un projet alternatif présenté, un candidat président désigné, une transparence et des argumentaires sur les intentions de chacun. Rien de tel dans l’histoire SMCP. Les créanciers Boussard et Gavaudan, Carlyle, Anchorage, Blackrock, ont seulement indiqué vouloir récupérer les 250 millions d’euros que leur devait Yafu Qiu, n’ont exposé aucun projet industriel et affirment depuis plusieurs mois en coulisses qu’ils sont déjà pressés de vendre ce bloc d’actions SMCP.

Dans la salle de l’assemblée, au siège de Maje, le premier acteur est un absent. Yafu Qiu, le président dont les créanciers demandent la révocation, n’est pas là, et on ne sait pas pourquoi. Un actionnaire pose la question publiquement à la directrice générale, Isabelle Guichot. Elle ne répond pas. Yafu Qiu part par la petite porte, sans que les actionnaires lui offrent l’ultime « baroud d’honneur » traditionnel. Quand Yves de Chaisemartin a été révoqué par Apax de la présidence d’Altran, en 2011, il a prononcé en ouverture de l’assemblée un discours d’adieu. Comme, aussi, Alain de Pouzilhac, à la mémorable assemblée d’Havas de 2005, où il savait en entrant que Vincent Bolloré avait eu sa tête. Yafu Qiu a-t-il essayé de venir mais sans réussir à sortir de Chine ? entre conditions sanitaires et durcissement des autorités qui sont aussi ses clients, on peut s’interroger. A-t-on découvert plus grave encore que le déplacement de ses avoirs dans des paradis fiscaux ? Est-ce les autres protagonistes qui lui ont demandé de ne pas venir ? Le président révoqué n’est pas une personnalité anodine. Il est le fondateur de Shandong Ruyi, géant du textile en Asie. C’était pour SMCP l’actionnaire providentiel. Il achète 53% de l’entreprise en 2016, au fond d’investissement KKR, fait entrer la société en bourse sur une valeur de 2 milliards d’euros, et accompagne le succès de son développement en Asie. Les choses se gâtent en juillet 2020 : la branche immobilière de Shandong Ruyi est en difficulté. Les villes chinoises sont ses clients historiques, elles ont réduit leurs contrats. Yafu Qiu s’organise pour mettre ses actifs à l’abri, avec des méthodes contestables. Quand les media découvrent en novembre 2021, qu’il a placé aux Iles Vierges, au nom de sa fille, 16% du capital de SMCP, Yafu Qiu perd le respect de l’opinion publique. Mais il conserve le soutien de son conseil d’administration. C’est le Tribunal de Commerce de Paris qui fait basculer son sort, sans doute influencé par l’image sulfureuse de ses comptes off-shore. Saisi par les créanciers, le tribunal accepte de convoquer une assemblée pour révoquer Yafu Qiu. La procédure est rare, mais il existe des précédents. Un an plus tôt, en octobre 2020, le même scenario s’est déroulé entre Lagardère et Amber Capital, qui demandait au Tribunal une assemblée pour révoquer Arnaud Lagardère, au motif que ses difficultés financières personnelles pesaient sur l’entreprise. Le Tribunal a alors refusé, Arnaud Lagardère avait sans doute aux yeux du juge une meilleure image que Yafu Qiu. Mais pourquoi ne pas expliquer publiquement les raisons de l’absence de Yafu Qiu à l’assemblée ?

Le Monsieur Loyal de cette séance est le mandataire du Tribunal, Me Christophe Thévenot. C’est lui qui préside l’assemblée, parce qu’il l’a convoquée contre l’avis du Conseil d’Administration. C’est l’un des administrateurs judiciaires les plus expérimentés de Paris, diplômé de Harvard et d’HEC, il a présidé l’association professionnelle de ses pairs. Autant dire qu’il ne laisse rien au hasard. Devant lui dans la salle, est réunie une assemblée de cinquante personnes, dont plus de la moitié d’avocats et de conseils, qui scrutent son ordonnancement de la séance, porteur de sens. Me Thévenot ne se limite pas au strict déroulé formel, et choisit d’intégrer des moments qui ne sont pas strictement imposés en droit : exposé de la situation financière, séance de questions-réponses avec la salle. Mais il ne demande pas à Glas, la société formée par les quatre créanciers, d’exposer leur projet, ce qui aurait été l’occasion de savoir vraiment si oui ou non, ils ont un projet industriel alternatif pour l’entreprise qu’ils décapitent. Il ne demande pas non plus aux candidats dissidents de se présenter, comme c’est l’usage. On aurait pu, peut-être, connaître ainsi le nom du candidat président ou présidente. On ne sait même pas s’ils sont dans la salle, Xavier Veret, directeur financier de la coopérative céréalière Vivescia, Natalia Nicolaidis, ex-juriste à Crédit Suisse, et Christophe Chenut, patron d’Elite et ancien dirigeant entre autres de Princess Tam Tam et Comptoir des Cotonniers. Me Thévenot ne donne pas non plus la parole aux commissaires aux comptes, pourtant présents au premier rang. Lors de la séance de questions-réponses, aucune intervention de la presse, parce qu’il n’y a aucun journaliste : Me Christophe Thévenot a restreint l’assemblée aux actionnaires, ce qui est possible en droit, mais très rarement appliqué de nos jours où la transparence prévaut. Et l’assemblée n’est pas retransmise, contrairement aux recommandations de l’AMF et du Code Afep MEDEF dont se réclame l’entreprise. Enfin, Me Christophe Thévenot clôt l’assemblée sans indiquer quand se tiendra le conseil fixant la nouvelle gouvernance. Quand un président est révoqué, l’usage est d’expliquer publiquement aux actionnaires, en fin de séance, comment va se dérouler la suite des opérations. Un communiqué de presse de la société en fin d’après-midi annonce que ce conseil crucial se tiendra dans quelques jours ; y a-t-il entretemps un président ou une présidente par interim ? Au vu de la grande expérience de Me Christophe Thévenot, on aimerait l’entendre expliquer ces choix aussi atypiques, dont les bonnes raisons intéressent tout le monde.

Les charismatiques fondatrices Evelyne Chetrite et Judith Milgrom sont aussi présentes à l’assemblée, et gardent le silence. Pourquoi ont-elles, jusqu’au bout, soutenu Yafu Qiu, pour se taire à présent ? Elles, les chantres du « luxe accessible », pourquoi acceptent-elles de rendre la compréhension de toute cette séquence inaccessible au plus grand nombre ? Quelle place leur font les créanciers dans la recherche d’un nouvel actionnaire ? Il est vrai que depuis 2010, elles en changent tous les trois ans. LVMH est entré en 2010, a cédé sa participation en 2013 à KKR, qui à son tour a revendu à Shandong Ruyi en 2016, qui cède à présent la place à Glas, la société formée par ses créanciers, lesquels ont déjà fait savoir – mais pas publiquement – qu’ils cherchent à vendre. Trois ans, c’est court, on aurait voulu pouvoir les écouter sur les raisons de cette rotation rapide.

Face à elles, les créanciers de Yafu Qiu. Boussard & Gavaudan, BlackRock, Carlyle et Anchorage, sortent financièrement gagnants de cet épisode, mais ont perdu en image. En compensation de l’échéance non payée de 250 millions d’euros, ils ont saisi un bloc d’actions valorisé aujourd’hui près de 200 millions, en pleine reprise vers sa valorisation d’avant-crise, plus d’un milliard en 2017. Au vu de sa trajectoire 2021, l’action va vite reprendre de la valeur, ils vont vendre dans de bonnes conditions. A l’échelle de ces quatre géants mondiaux de l’investissement, 250 millions d’euros et même la marge qu’ils feront là-dessus ne suffit pas à expliquer leur attitude. Ils ont l’habitude des difficultés des entreprises, savent négocier, trouver des solutions, c’est leur métier. Larry Fink, le patron de Blackrock qui écrit chaque mois de janvier aux 1000 premières entreprises mondiales, a affirmé la semaine dernière qu’il veut sauver le monde, prône l’inclusion des parties prenantes, la prise en compte des dimensions extrafinancières de l’entreprise. Que s’est-il passé pour que ses troupes s’éloignent autant de cette ligne directrice, soient aussi raides avec Yafu Qiu et passent outre les dégâts collatéraux sur SMCP et ses salariés? Est-ce que, par exemple, il y aurait un écart entre la vision de Larry Fink et les critères de bonus de ses collaborateurs ?

L’avenir apportera peut-être réponse à ces questions. Pour l’heure, le prix à payer pour SMCP et ses salariés est trop lourd pour qu’un tel scenario se reproduise. Il faut ajouter des courroies de rappel à notre « droit souple » : imposer l’exposé public d’un projet industriel alternatif, quand on demande la révocation d’un président ; et ouvrir, de droit, les assemblées générales à la presse, garante de l’information de toutes les parties prenantes. La transparence n’est pas tout, mais elle peut aider à trouver des solutions plus constructives.

Edito paru dans Challenges, 17 janvier 2022

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