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L’édito de Bénédicte Hautefort

Stellantis ou la victoire de la lettre sur l’esprit

66 millions d’euros, c’est le montant que touchera Carlos Tavares s’il atteint tous les objectifs fixés par son Conseil d’Administration – présidé par John Elkann, l’héritier Agnelli. Si la performance n’est pas au rendez-vous il touchera « seulement » 19 millions. Les actionnaires ont pourtant dit non, avec 52% de voix contre, mais ils n’ont aucun poids. En 2021, ils avaient déjà dit presque non, avec 45% de voix contre, mais ils n’avaient pas non plus été écoutés. C’est que notre bon vieux Peugeot-Citroën n’est plus français, la fusion avec Fiat l’a fondu dans Stellantis, holding de droit néerlandais, hors de portée du législateur qui a cadré le sujet en 2018 en France avec la loi Sapin II. Comme quatre autres du CAC 40 : Airbus, Arcelor Mittal, Eurofins et StMicroElectronics.

Dans cette affaire, il n’y a pas que le chiffre astronomique qui pose problème. Si ce n’était que cela, la place de Paris pourrait facilement régler le sujet en excluant le « mouton noir », comme elle s’est désolidarisée en 2019 de Technip et des 14 millions d’euros de bonus à Thierry Pilenko, malgré 2 milliards d’euros de pertes. Il y a le 66 millions de Stellantis, l’écart avec le quotidien des salariés qui peinent à être augmentés, il y a aussi le manque de transparence, et le recours au nouvel instrument à la mode : la « prime exceptionnelle ». Il y a surtout, à chaque étape, l’obsession des processus et la perte de bon sens. L’argument des « proxy » pour voter contre la rémunération de Carlos Tavares à Stellantis était qu’il n’était pas dans la plaque de l’Afep Medef : le variable représente 33 fois le fixe, alors que l’Afep Medef limite le ratio à 3. Le montant absolu qui a tant choqué l’opinion n’a pas posé de problème aux investisseurs. Si on n’y prend pas garde, la lettre va primer sur l’esprit.

Sur tous ces sujets, le CAC 40 fait pourtant de son mieux pour être bon élève, mais cette année tout se complique. Jusqu’à en arriver à 8,7 Meuros pour la rémunération d’un dirigeant du CAC 40 pour 2021. Près du double de 2020, et 60% de plus qu’en 2019.

Les fixes ont augmenté de 19% en 2021. Les sociétés du CAC 40 ne l’avaient pas prévu, les investisseurs non plus, ils vont devoir statuer là-dessus aux prochaines assemblées. Croyant bien faire en recrutant du sang neuf pour dissocier les fonctions présidence et direction générale, elles ont dû satisfaire les appétits d’une nouvelle garde beaucoup plus gourmande. Le tandem de Legrand, Angeles Garcia-Poveda / Benoit Coquart perçoit 30% de plus en fixe cumulé que l’ex-PDG Gilles Schnepp ; Gilles Schnepp et Antoine de Saint-Affrique, à Danone, perçoivent à eux deux en fixe le double de l’ex-PDG Emmanuel Faber ; en 2022, Jacques Aschenbroich et Christel Heydemann, à Orange, vont percevoir à eux deux plus du double de Stéphane Richard. Seule exception dans le CAC 40 : Cap Gemini, qui a respecté au cordeau la conservation de la rémunération fixe du tandem président/DG, à la nomination de Aiman Ezzat.

Simultanément se sont envolés les variables, avec leurs critères financiers et non financiers. C’était anticipé, dès l’été dernier. 2021 a été une année record pour la finance, en progression des chiffres d’affaires, des cashflows, des marges. Les comités de rémunération, fixant les règles du jeu en début d’année dernière, ont reconduit leurs critères habituels, ceux de 2019. Sauf qu’entretemps la crise sanitaire et les aides gouvernementales étaient passées par là et que ces critères n’étaient plus toujours pertinents. Les bonus 2021 des banquiers, par exemple, dépendaient toujours du fameux « coût du risque ». A quel niveau seraient-il sans les 90% de garantie étatique des PGE ? Pour d’autres secteurs, sans le chômage partiel, les aides à l’emploi des jeunes et les « remises Covid » de l’URSSAF, les marges seraient-elles identiques ? Une question qui se posera moins en 2022, les aides gouvernementales étant moins présentes.

Sur les autres critères de variable, extrafinanciers, les entreprises ont fait de gros efforts pédagogiques. Elles ont détaillé sur plusieurs pages le choix de leurs critères, de la féminisation à la stratégie de neutralité carbone. Mais les investisseurs, dès le printemps 2021, ont prévenu : ils trouvent que ces critères manquent d’ambition.

Et puis est venue la mode 2021 : le grand retour des « rémunérations exceptionnelles ». Historiquement, il y a longtemps, quand le Say-on-Pay n’existait pas encore, c’était pour le Conseil d’Administration une façon de pouvoir traiter l’imprévu. Par exemple, une acquisition réussie. Mais les investisseurs considéraient que c’était un manque de transparence, et les sociétés y avaient peu à peu renoncé. L’instrument a été redécouvert en 2020 par TF1, qui a versé à son PDG Gilles Pélisson une « prime exceptionnelle » de 230 000 euros pour qu’il conserve au global la même rémunération totale qu’en 2019 – le calcul de son variable de 2020 aboutissant sans cela à un calcul inférieur. L’explication était claire. Ce nouvel usage de la « prime exceptionnelle » a fait des envieux … et les « proxy » se sont laissés convaincre à une condition : le principe des « primes exceptionnelles » devra être approuvé à l’avance par les actionnaires. Une pure question de process. Dès le printemps 2021, cet instrument nouveau était donc partout dans les politiques de rémunération. Et les actionnaires, partout, ont voté pour. Les « primes exceptionnelles » maximum constituent une partie du bonus de Carlos Tavares à Stellantis (1,7 Meuros sur le total de 66 Meuros), ou encore de Paul Hudson à Sanofi (« prime exceptionnelle » récurrente de 2 Meuros par an depuis 2019 ). En 2021, année faste, les « primes exceptionnelles » ne viennent pas à la place du variable, elles viennent en plus. Cela, les « proxy » ne l’avaient pas prévu, et les sociétés non plus d’ailleurs. Elles pensaient simplement rémunérer des réussites qui n’étaient pas programmées à l’avance, alors que les variables formatés rémunèrent ce qui était anticipé. Les actionnaires seront-ils d’accord ? Certains remarquent déjà que les « primes exceptionnelles » permettent d’augmenter la rémunération une fois que le variable stricto sensu a atteint les plafonds recommandés par l’Afep Medef.

Pour 2022, les entreprises proposent de conserver ce dispositif, de laisser les fixes au même niveau, et d’augmenter les variables-cibles d’encore 10%. Mais avec la crise Ukraine et la fin des aides Covid, on s’achemine vers des variables plus réduits qu’en 2021. La réaction des investisseurs sur les « primes exceptionnelles » sera clé. Vont-ils, comme les « proxy », s’en tenir à la lettre et risquer un nouveau Stellantis ? ou vont-ils, plein de bon sens, considérer la valeur absolue et son impact sur les autres parties prenantes ? 

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